Miroir sur cour

Dans ma définition de la science-fiction, je résume la place des terrains de jeu de la science-fiction et du Fantastique comme se situant de part et d’autre d’une frontière entre rationnel et irrationnel. Je suggère çà et là que la science-fiction est un reflet de notre monde contemporain, puisant sa matière dans les préoccupations de notre temps.

L’histoire de la science-fiction commence essentiellement au vingtième siècle dont les stigmates pleurent encore leur lot de catastrophes. Beaucoup de choses n’y ont pas survécu. La religion et la philosophie, en particulier. Ces catastrophes ont brisé la foi dans le pouvoir de la raison. Et la remise en question radicale de la puissance de la raison a conduit à une prise de conscience : grâce à elle, l’homme ne saurait être maître ni du monde ni de lui-même.

De ce constat d’échec de la raison a émergé une philosophie de la vie qui oppose le principe dynamique de la vie au principe ressenti comme sclérosé de la rationalité.

La religion est à ce titre épinglée. Car la raison rend supportable aux hommes leur finitude ; ces derniers s’inventent des idoles qui leur assurent une sécurité illusoire. La vraie religion, elle, serait contemplative et tournée vers la source du flux de la vie. Aussi, la philosophie de la vie a-t-elle pris une distance par rapport aux sociétés contemporaines massifiées, avec l’expression d’une tendance antidémocratique et hostile à la civilisation, ainsi qu’un attrait pour l’irrationnel.

Tout cela se reflète dans la science-fiction, le Fantastique et la Fantasy. L’un des sujets de prédilection de la science-fiction est de dépeindre les perversions des progrès technologiques et de montrer que l’homme, quoi qu’il entreprenne, ne détient qu’un pouvoir illusoire sur lui-même, sur son environnement et sur son devenir (science-fiction « sociale » de Philip K. Dick). Ses créations se retournent contre lui-même ; il en devient esclave voire victime jusqu’à être conduit à sa perte. Cette idée des créations de l’homme se retrouve dans le thème mythique du Golem, personnage fantastique.

Et pour oublier les dangers de la science et de la technologie, on se réfugie, outre dans l’irrationnel, dans la magie, clef de voûte de la Fantasy ; cette dernière fait par ailleurs concurrence à la science-fiction jusqu’à annexer son territoire éditorial.

Le Fantastique et la Fantasy s’affranchissent des règles conventionnelles tandis que la science-fiction se contente de les transgresser la plupart du temps. Il y est presque toujours question de pouvoirs – pouvoir de voyager dans le temps, de se téléporter, d’insuffler quelque vie à un être fait de matière inanimée telle de la terre (Golem), de transformer un potiron en belle princesse, ou l’inverse, de muer un balai en véhicule maniable d’un seul coup de baguette magique.

Miroir sur cour, réponds-moi.
Devons-nous reconnaître là les symptômes du scepticisme, de la futilité, de la vanité et d’une fragilité latente de nos civilisations, si ce n’est actualisée, d’une rébellion larvée de l’individu toujours en quête de lui-même, à la recherche des valeurs qui définissent la vie et l’être humain ?

Cet article « Miroir sur cour » a librement trouvé son inspiration dans l’ouvrage « Histoire de la philosophie, de l’Antiquité à nos jours » aux Editions Könemann.

Neocobalt, le samedi 1er février 2003.